Introduction
Afin de comprendre les écarts importants de la performance institutionnelle en Italie, d’une administration régionale à l’autre, Robert Putnam, Robert Leonardi et Raffaella Nanetti ont mis en place une excellente expérience sociale qu’ils décrivent brièvement dans leur livre Making Democracy Work. Ils ont destiné aux administrations de différentes régions les mêmes demandes fictives, par voie postale, et ont comparé le temps que les destinataires ont pris pour y répondre (ou pas), ainsi que la structure des réponses. Cela a donné aux chercheurs un aperçu synoptique de la sensibilité (responsiveness) bureaucratique dans le pays entier.
L’expérimentation sociale qui fait l’usage de la poste a une belle tradition. Les expériences les plus célèbres remontent aux années 1960, réalisées par Stanley Milgram et son équipe, suivant une technique de la “lettre perdue”. Les membres de l’équipe laissaient des enveloppes adressés aux destinataires socialement marqués (une association médicale, un parti communiste ou nazi, un individu inconnu) dans différents quartiers des grandes villes : dans des boutiques, cabines téléphoniques, à côté de voitures. L’adresse a été toujours la même, celle du laboratoire de Milgram. La proportion des lettres arrivées à destination, suite à leur “perte” contrôlée, a permis d’observer la géographie urbaine latente se référant à la solidarité des habitants avec les destinataires inconnus, un effet variable selon les quartiers, jamais neutres dans leur composition économique et raciale.
Le réconfinement actuel a donné un nouveau goût (et pas toujours le meilleur) aux interactions à distance, ce qui pousse à leur rendre un peu plus d’intensité. C’est ainsi que j’ai décidé d’invertir le sens des expériences postales classiques et de tester les marges de tolérance admises par une institution publique qui se penche aujourd’hui vers l’esprit de diversité et de créativité sur le marché des services.
Méthodologie
L’expérience consiste à commander un service auprès d’une institution publique dont la présentation peut être modifiée (personnalisée) par l’usager recevant ainsi un sens critique sans être injurieux. Depuis l’été 2019, la Poste offre un service d’impression des timbres personnalisés qu’elle restitue aux auteurs-usagers. Le client ajoute un image qui lui va par le biais de l’interface web, et la Poste l’encadre en le transformant en un timbre postal authentique.
Sensible à la problématique de la violence policière qui bénéficie aujourd’hui en France d’un déni institutionnel probablement encore plus complet qu’en Russie, je l’ai choisi pour le projet du timbre. Cela dit, je n’avais pas d’intention de confronter les formes ou les indices de violence dans les deux pays, si jamais on pouvait trouver une indice vraiment pertinente. Je questionne surtout le déni public qui peut aller en France jusqu’aux propos explicites portés par le Ministère de l’Intérieur et par l’Elysée, conformes plutôt aux pratiques soviétiques de la négation officielle. Dans la Russie post-soviétique néolibérale la critique de la violence policière, avancée par les contre-pouvoirs citoyens, est modérément admise “par le haut”, à condition qu’il s’agit de dérapages individuels. La mise au ban du concept même, dans le périmètre de sécurité institutionnel en France, pose une question de l’envergure de ce périmètre. Est-ce qu’une entreprise publique telle que la Poste en fait partie ?
Il est à noter qu’aucune exigence ni condition préalable concernant l’image ne s’affiche sur le site web de la Poste au cours de la fabrication d’une planche des timbres. Par ailleurs un avertissement est présent concernant une ligne de texte que l’usager peut ajouter à l’image dans l’interface web de la Poste : “Merci de noter que La Poste se réserve le droit de refuser tout texte jugé répréhensible, injurieux ou pouvant porter atteinte à des personnes ou contraire à la loi”. L’accent sur le texte et non sur l’image est assez étonnant, en vue des questions largement répercutées dans l’espace public concernant la vie privée, les droits d’auteur et l’atteinte à l’autorité. Ce n’est qu’au moment de la finalisation de l’achat que l’auteur-usager est invité à cocher la case “J’ai lu et j’accepte les Conditions Générales Courrier-Colis de La Boutique, ainsi que les Conditions spécifiques de La Boutique, et atteste avoir pris connaissance de l’information concernant les marchandises dangereuses et interdites”. Le texte des conditions en question table sur 427800 signes espaces compris (ce qui donne un livre d’à peu près de 150 pages) et traite de tous les services offerts par la Poste.
A part cette invitation embarrassante de digérer un livre de règles afin de se sentir créateur, le mécanisme présente une simplicité gagnante. L’usager compose son projet et le paie, la Poste s’engage d’imprimer rapidement le carnet de 10 timbres ainsi dessinés et de l’envoyer à votre domicile. Un dispositif de la pure commerce.
Expérience 1
Afin de procéder avec le projet du timbre, par le biais du service Images de google, j’ai emprunté une photo d’un média lyonnais et l’ai transformé en une maquette visuellement plus nette, mieux adaptée au format de timbre postal.
Pour le texte intégré à l’image (qui n’était pas alors ajouté par via le logiciel web de la Poste), j’ai pris un énoncé qui laisse le message encore plus clair et qui est le titre d’un documentaire très éclairant Dégagez, y’a rien à voir ! Ce documentaire présente un récit visuel collectif, créé par des journalistes et observateurs assistant aux manifestations depuis quelques ans, qui analysent l’arbitraire policier à la montée et l’abus de la force par les services d’ordre. Le titre lui-même est une reprise des paroles avec lesquelles les policiers s’opposent à des tentatives du contrôle citoyen de leurs actes arbitraires, en France comme ailleurs.
Voici comment mon carnet des timbres s’est présenté dans la phase finale de sa pré-production, sur le site web de la Poste.
Le service prévoit une possibilité de partager la maquette avec le public par cochant la case “J’autorise La Poste à utiliser mes créations à des fins de promotion de l’offre MontimbraMoi”. J’ai donné l’accord que l’image soit publiquement accessible. Le paiement a été immédiatement accepté et confirmé, me laissant attendre sous peu l’arrivée de la commande créative.
Le midi du jour suivant la commande avait encore le statut “payé”, sans l’information ultérieure concernant l’impression. Et quelques heures plus tard j’ai reçu un avis de remboursement total, qui manquait quelconque note d’accompagnement et d’explication. C’est ainsi qu’en moins de 24 heures la Poste a pris la commande, a accepté le paiement et a refusé l’impression du timbre.
Je me suis adressé au service postal pour en savoir plus. La réponse a explicitement cité le refus du projet visuel en lui donnant la raison suivante : “Conformément aux conditions générales de vente du site, et l’image de La Poste étant associée au timbre-poste, votre visuel ne doit pas être à caractère violent + ne doit pas contrevenir à toute disposition légale ou réglementaire en vigueur, notamment aux différentes règles encadrant la publicité sur les armes”.
Par l’attribution du caractère violent à l’image l’opérateur de la Poste a implicitement reconnu la violence policière. Pourtant attribuer aux policiers de l’image (ou à l’image même) la publicité sur les armes a sonné comme un prétexte assez surréel. L’accent mis par l’instance décisionnelle sur la forme visuel du message appelait naturellement à une seconde tentative.
Expérience 2
La réponse expliquant le refus de l’image par son caractère violent et armé a prédéfini la reconfiguration. Quelle serait la réaction de la Poste si le même message soit transmis par une forme visuelle qui ne contient ni l’action (donc perçue violente), ni la matraque (armes) ?
Afin de trouver l’image pour la tentative deux, le service Images de google a été utilisé, ce qui m’a laissé repérer une photo représentant des policiers devant une manifestation des Gilets jaunes. Suite à un recadrage et à une simplification visuelle de la photo pour la mieux adapter au format du timbre postal, le même énoncé “Dégagez, y’a rien à voir !” a été ajouté au plan visuel. L’image résultant a été ajouté sur le site web de la Poste, suivant la même procédure décrite ci-dessus.
Afin d’approfondir la lecture éventuelle de l’image et d’écarter la qualification formelle de la violence, j’ai ajouté une ligne de texte à la planche : “Les erreurs du présent génèrent la peur du futur”. Le projet final destiné à l’impression s’est présenté ainsi :
Le projet a été placé sur le site web de la Poste et payé durant la journée de samedi. Il fallait donc attendre lundi pour avoir la réaction de l’entreprise.
Peu avant midi, lundi suivant, j’ai reçu un deuxième avis de remboursement total de la commande, accompagné cette fois d’une explication du refus qui a anticipé ma question. La raison donnée était, en fait, différente. L’opérateur a précisé que, “Conformément aux conditions générales de vente du site, votre visuel ne doit pas porter atteinte à la neutralité de La Poste”.
Résultats
L’acceptation éventuelle du deuxième projet du timbre aurait pu confirmer l’hypothèse de l’impartialité relative (y compris pour des raisons commerciales) de la Poste dans l’affaire publique de la violence policière. Dans ce cas, la justification du refus du premier image pour son caractère violent aurait pu s’avérer véridique. Cela n’est pas arrivé, et la deuxième présentation visuelle, celle qui ne laissait pas une possibilité de disqualification formelle en termes de violence, a été refusée également, cette fois-ci sous un prétexte politique de “neutralité”. Une telle réponse confirme le fait que dès la première fois le message a été correctement reçu, et la raison esthétique justifiant son refus a joué un rôle de camouflage.
Dans la brève séquence d’expériences présentées, il ne s’agit pas de la pornographie, ni d’une caricature politique amère et démesurée visées par l’acte silencieux de la censure de l’entreprise postale. Il est question à quel point les polémiques montées autour du projet de la loi sur la “sécurité globale” avaient contribué à la décision répétée des opérateurs de la Poste. Vu que la première tentative a été réalisée peu avant que la loi a reçue une ample couverture médiatique, l’interférence de la cause paraît improbable. Il est aussi clair que la double décision rapide (chaque fois en moins de 24h des jours ouvrables) a été prise par la Poste sans une consultation avec le Ministère de l’Intérieur ; elle applique ainsi les consignes propres de l’entreprise. Il serait spécialement intéressant d’obtenir l’information concernant le mécanisme de cette décision. L’accès extrêmement limité aux employés dans ce genre d’interactions ne laisse pas envisager une telle possibilité.
Les expériences révèlent donc l’esprit de l’institution qui engage la Poste à garder le périmètre de sécurité institutionnel ensemble avec la Police concernant les faits de l’arbitraire et des violences policières. L’image qui combine deux éléments factuels, une photo et un énoncé courant, s’inscrit dans une critique des dysfonctionnements institutionnels, pour laquelle les enveloppes postales auraient pu servir de moyen d’une diffusion ponctuelle. C’est cet usage “inapproprié” qui a fait l’objet du refus. Un opérateur des services inspiré par l’esprit marchand aurait pu accepter ces images qui ne contient ni l’indécence, ni une diffamation. L’acte de la censure silencieuse a révélé les limites non-explicitées de sa sensibilité corporative.
Ce résultat est significatif pour le consensus actuel où une grande institution publique à la recherche des bénéfices commerciales rapportés par ses clients continue à bloquer leur expression critique envers une autre grande institution.
La censure du message visuel laisse observer un effet de consolidation de l’ensemble institutionnel. Malgré sa distance pratique de la police, le choix à la marge “difficile” réalisé par la Poste, celui entre l’esprit de commerce et l’esprit de service régalien, entre la créativité profitable des usagers et le bon moral souverain tient à la deuxième option.
Discussion
On peut facilement imaginer une suite à donner à cette expérience avec les marges de la sensibilité institutionnelle. Une telle suite consisterait d’une série de projets visuels commandés à la Poste par différents clients et introduisant une transparence variable du graphisme, allant jusqu’aux formes plus allusives et métaphoriques. Les images acceptés pour la production des timbres (et optionnellement mis à disposition d’autres clients) marqueraient la marge admissible de la critique.
L’acceptation éventuelle de la mise en forme allusive du même message critique offre des pistes pour une discussion ultérieure relatif à la censure et à son contournement. Les régimes de tendance autoritaire qui exercent la censure explicite ne l’assurent pas uniquement par la coercition externe, notamment par l’emprisonnement. Ils opèrent tout d’abord par l’imposition d’une culture officielle, hautement normative et moraliste, où la censure s’intègre par les mécanismes de refoulement et de déni patent de tout ce qui est “négatif”. Cette culture qui produit les figures “suprêmes” et les valeurs “intouchables”, constitue par le même biais des formes de sensibilité collective qui laissent facilement lisible la “deuxième couche” de messages critiques à l’apparence innocente. C’est ainsi que se forme l’univers entier des blagues politiques de l’époque soviétique et de l’humour qui s’appuie sur les sous-entendus partagés.
Par différence à cette condition, les régimes démocratiques ont une tendance a-moraliste dans la constitution de la culture qui laisse incorporer les dispositions critiques et “décadentes” dans les modèles légitimes de l’expression publique, relayés par les médias et par l’école secondaire. Dans une perspective d’analyse croisée France-Russie, il serait révélateur de comprendre si aujourd’hui en France des expressions allusives se sont déjà formées se référant à l’arbitraire et à la violence policière, sans les nommer, ni les dessiner explicitement.