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Le régime politique et économique russe est encore trop souvent perçu à travers le prisme des années 1990 : l’État faible, la criminalité envahissante, la corruption généralisée. Des phénomènes politiques de grande échelle, tragiques comme l’invasion de l’Ukraine ou étonnants comme la résilience de l’économie russe face aux sanctions internationales, manquent une explication qui tiendrait compte du caractère composite du capitalisme d’État russe, construit en plusieurs phases au cours de ces dernières 30 ans. La dimension patrimoniale et violente est certes caractéristique de ce régime, pourtant sa construction institutionnelle dépasse largement l’effet d’un petit gang, étant globalement synchronisée, dans les années 2000, avec les rythmes mondiaux et représentant même en 2022, dans ce tournant tragique, une version de l’ultramodernité archaïsante.

Dans les années 2000, les hauts fonctionnaires russes sont obsédés par une tentation néolibérale qui prétend, comme partout dans le monde, d’augmenter la productivité grâce à la concurrence, de tirer profit des secteurs non-profitables comme l’enseignement et la culture, et de rentabiliser les biens communs. Les structures bureaucratiques sont dominées par des économistes libéraux comme Alexeï Koudrine, des hauts administrateurs à prétention intellectuelle comme Vladislav Sourkov, et des propagandistes à gout de la philosophie occidentale comme Gleb Pavlovsky.

Vers la fin des années 2010, cette obsession est supplantée par une autre, la néomercantiliste, qui, sans jamais abandonner l’idée du profit, attribue le bien-être du pays aux ressources souveraines, et notamment au territoire, à la balance commerciale excédentaire, à l’autonomie monétaire et à la hausse de natalité. Suite à la réaction aux protestations citoyennes (2011-2012), les ministres occidentalisés et les administrateurs «intellectuels» se voient remplacés par des loyalistes et souvent «patriotes» ; le rôle du parlement est réduit à arranger les décisions de l’administration présidentielle. Au sein de cette dernière, les «grands censeurs» Viatcheslav Volodine et Alexeï Gromov prennent la place de Sourkov ; tandis que les maîtres manipulateurs du type intellectuel de Pavlovsky sont substitués par des soumissionnaires peu scrupuleux «faits maison» comme Evgueni Prigojine.

En fait, ces deux tendances de l’administration publique russe, la néolibérale (la performance et la productivité) et la néomercantiliste (la souveraineté territoriale et l’autarcie économique), se juxtaposent au cours de trois décennies, s’alternant dans les transformations institutionnelles. De façon patente, ces alternances sont traduites dans des clichés de l’idéologie dominante, où les slogans de la démocratie et de l’État de droit sont abandonnés au profit de la mission singulière, historique et morale, de la Russie et de la justice spécifique russe opposée à la décadence occidentale. Mais tout ne se résume pas aux formes symboliques et à la culture dominante adoptée par la classe politique. Des indicateurs objectifs à l’échelle macro clarifient considérablement le cours des changements.

Je propose ici quelques diagrammes et commentaires qui accompagnent l’entretien «Radiographie de l’État russe» publié par lundimatin et qui révèlent plus en détail les thèmes qui y sont abordés. Cliquez sur les images pour les voir en taille plus grande.

Cible principal des réformes néolibérales, le secteur public, révèle très clairement la coexistence et l’alternance des deux tendances. Dans le domaine de l’enseignement universitaire, soumis aux réformes homologues à la LRU, la tendance néolibérale culmine à la fin des années 2000 et début des années 2010. Le nombre d’universités privées (la ligne verte du graphique ci-dessous, l’axe de référence est à droite) et la proportion d’étudiants payant leurs études (la ligne rouge, l’axe de référence est à gauche) touchent leur maximum. A la fin des année 2010, le gouvernement «coupe les branches» et réduit considérablement l’espace de l’enseignement privé. Le paradoxe de ces opérations allant dans les deux sens consiste en fait que elles ne change que très faiblement le nombre total d’étudiants payant leurs études. Cela veut dire que la commercialisation de l’espace universitaire ne passe pas par le secteur privé, mais principalement par les universités publiques qui forcent une moitié d’étudiants et de leurs familles à recouvrir la totalité des coûts de formation. Et que le tournant moraliste et nationaliste marquant le monde universitaire à la fin des années 2010 n’inverse nullement cette tendance.

De manière encore plus prononcée, la superposition d’une tendance néolibérale (performance à tout prix) et celle néomercantiliste (l’assurance des fonctions régaliennes de l’État) s’observe dans la gestion de l’appareil d’État. Les réformes néolibérales réalisées au nom de la productivité et de la réduction des dépenses peu rentables rétrécissent les effectifs des employés de bureaux publics (la ligne bleue du graphique ci-dessous), de l’armée (la ligne verte) et de la police (la ligne rouge), dans les années 2010. A l’inverse des stéréotypes, les gouvernements de Poutine et de Medvedev veulent plutôt épargner sur le coût du corps bureaucratique, la police comprise. A partir de 2017 on observe une contre-tendance qui touche l’appareil de la violence, à la différence du service public généralisé qui suit toujours une stagnation des effectifs. L’oppression intensifiée des opposants et, clairement, l’invasion massive de l’Ukraine regonflent le corps armé auparavant censé de se soumettre à la discipline de la performance professionnelle. Le plan pour 2025 reflète le raffermissement de cette dérive régalienne.

Le marché de sécurité et de milices privées de tous types se stabilise à la fin des années 2000. La ligne brune (du graphique ci-dessous) représente les effectifs des employés certifiés d’agences privées de sécurité, où la milice Wagner et les autres de ce genre n’y sont probablement pas prises en compte. A partir du milieu des années 2010, le corps de sécurité privé se trouve à la même échelle que le corps de la police d’État, contribuant à une paramilitarisation générale de la vie quotidienne des villes russes. (Quant aux chiffres relatives à la police et à l’armée, seul les agents réguliers sont pris en compte, les services techniques, d’entretien, etc. étant exclus.)

Les réformes néolibérales des années 2000 et en partie de 2010, la réduction du corps bureaucratique, la stimulation de la concurrence, parfois très brutale, dans le secteur culturel et universitaire, ont-elles eu un effet désiré sur l’économie russe ? Visiblement, pas autant, si jamais. L’indicateur de la productivité, au nom de laquelle ces réformes ont été mises en œuvre, en témoigne très clairement. Jusqu’à la fin des années 2000, et notamment avant la crise financière globale de 2008, la productivité augmentait plus rapidement (la Russie est représentée par la ligne brune du graphique ci-dessous). Pourtant la décennie suivante voit une augmentation beaucoup moins rapide, malgré l’accumulation importante des ressources économiques entre les mains du gouvernement russe. Dans les pays de l’OCDE en moyen (la ligne verte), la France incluse (la ligne rouge), la montée en productivité est plus prononcée, dans la même période.

Quelles conditions freinent la hausse de productivité, malgré la capitalisation continue de l’économie russe ? Une réponse partagée par beaucoup d’économistes est claire : c’est le caractère rentier de l’économie. S’y jouent également des investissements du capital en Crimée annexée et en guerre à l’est de l’Ukraine, à partir de 2014, indirectement visibles dans la dynamique ralentie de la productivité. Serait-il possible de préciser ces variations en termes de l’économie politique ? Je trouve que c’est tout à fait possible et très pertinent. C’est là où la catégorie du nouveau mercantilisme clarifie encore mieux les fondements de la politique russe actuelle.

Historiquement, le mercantilisme est un modèle d’articulation du commerce et du pouvoir qui accorde un rôle prépondérant aux intérêts souverains et à l’autarcie économique sur le territoire national : «le prince, dont la puissance repose sur l’or et sa collecte par l’impôt, doit s’appuyer sur la classe des marchands et favoriser l’essor industriel et commercial de la Nation afin qu’un excédent commercial permette l’entrée des métaux précieux» (Echaudemaison). Pour opérationnaliser cette définition synthétique en indicateurs économiques, comme minimum indispensable il faudrait examiner la balance commerciale, la réserve nationale d’or et de la dette publique extérieur.

Et c’est ici où on observe que les bases mercantilistes de la politique proprement dit économique du gouvernement russes ont été jetées déjà au milieu des années 2000. La réserve d’or, ensemble avec le fonds souverain russe, a su une hausse considérable à partir de 2008-2009 (le graphique ci-dessous). On peut y admettre, à raison, une réponse gouvernementale à la crise financière mondiale, donc exogène à l’économie nationale. L’important est à noter que l’annexion de la Crimée et la première vague des sanctions économiques internationales n’ont pas changé cette tendance d’une manière radicale, mais l’ont simplement accélérée. On constate l’accumulation d’or plutôt progressive qui culmine en 2023 mais qui est déjà proche de son maximum en 2020. Donc la montée de l’idéologie souverainiste dans l’espace culturel russe et dans les discours gouvernementaux est concomitante avec la hausse du fonds souverain et avec la souverainisation de la monnaie russe à partir de 2014 (le système de paiement Mir).

La balance commerciale excédentaire, une préoccupation mercantiliste majeure, est une caractéristique de l’économie russe visible déjà dans les années 1990 et qui s’accentue dans les années 2000 et ensuite (le graphique ci-dessous, en teinte bleue). En 2022, l’année de l’invasion de l’Ukraine, la balance est la plus élevée en valeur absolue, malgré les sanctions internationales. La guerre se fait voir donc comme une manifestation mercantiliste par excellence, ce qui correspond au phénomène historique des guerres coloniales en Europe Occidentale, à l’époque mercantiliste. Le modèle de l’autonomie économique appuyée sur la balance commerciale excédentaire n’est pas le seul possible. Il s’oppose au modèle des États-Unis dont l’économie se repose sur la balance commerciale déficitaire, dans les mêmes décennies (voir le même graphique, en teinte jaune). Cela ne prive pas l’économie américaine de son autonomie, mais reflète sa position dominante dans le système de libre-échange. À cet égard, les stratégies économiques russe et américaine sont diamétralement opposées. Il convient juste de se rappeler que la réserve d’or américaine est la première au monde parmi les états nationaux et est 3,5 fois plus grande que celle russe.

Enfin, la dette extérieure réduite est un autre facteur et moyen de rendre l’économie nationale plus autonome. Ici, le gouvernement russe se trouve encore une fois dans une logique de souveraineté financière. Un grand enjeu des années 2000, payer l’intégralité de la dette extérieure soviétique, a été achevé vers le milieu de la décennie. Depuis lors, cet indicateur se situe à des valeurs nettement inférieures (le graphique ci-dessous). Les dépenses budgétaires dues à l’annexion de la Crimée ont été compensées par une redistribution interne, notamment par le gel d’une partie de l’épargne retraite de la population. Cela a contribué à la hausse des inégalités sociales en Russie, augmentées encore plus par les effets de l’invasion en 2022.

Pour en savoir plus sur cette conjonction des tendances néolibérales et néomercantilistes dans la gestion de la population russe (ainsi que des acteurs de ces politiques), voici trois publications en anglais qui permettent de s’en rendre compte.

Un chapitre «Neo-traditionalist fits with neo-liberal shifts in Russian cultural policy» consacré à la dualité de la politique culturelle russe et à ses figures emblématiques. Si vous ne le trouvez pas en version papier, contactez-moi et je vous enverrai une copie digitale.

Une analyse de la réforme néolibérale des universités russes «How Russian Universities Became the Future of World Education» et la version française de ce texte (si le site web est accessible).

Un entretien «Inequalities and resistance in Putin’s Russia» qui synthétise la gestion néomercantiliste de la guerre et ses conséquences dans la perspective des inégalités sociales et qui donne un bref aperçu des tactiques de résistance des russes à la politique de guerre.

 

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