A Moscou, le 10 décembre 2011, toute a marché comme dans un conte de fées, ce que vous avez su sans doute par les médias. Malgré une intimidation massive, contre-propagande écrite et filmée, menaces de licenciements, appels des célébrités à ne pas sortir dans la rue, rumeurs qui évoquaient des soldats prêts à tirer contre la foule, fantasmes des » régiments tchétchènes » envoyés exprès à Moscou afin d’exercer férocement ce que les soldats russes n’oseraient pas faire, la manif de Moscou a réuni autour de 30-50 mille participants (voire 80 mille, selon certaines estimations) et s’est déroulée de manière paisible et presque festive, inédite depuis longtemps.
Malheureusement, ce ne fut pas le cas dans toutes les autres villes russes où des interpellations et des violences policières et administratives se sont répétées selon le schéma habituel.
Était-elle une » manifestation de l’opposition «, comme l’ont qualifiée certains médias internationaux, trop nombreux pour faire la liste ? Belle tentative à définir les événements de manière repérable, mais peu correcte. Ce qui s’est passé dans la dernière semaine, à Moscou et en Russie, corresponde beaucoup mieux à une définition de la mobilisation spontanée. Les gens qui sont sortis dans la rue, le 10 décembre, ont fait partie d’une auto-mobilisation fortement appuyée sur les blogs et les réseaux sociaux, mais qui ne se limitait non plus à des réseaux virtuels.
Dans l’espace de la manif, sur place, parmi les participants les plus actifs (avec leurs propres pancartes, souvent très originales et pleines d’esprit, gestes et actions), j’ai observé pas mal de gens qui possédaient visiblement une expérience des activités auto-gérées et partagées avec les autres : le noyau dur des forums sur Internet, les fans des chanteurs de rock importants (comme Chevtchouk et Kintchev), jeunes free-lancers (journalistes, artistes, designers, juristes, rédacteurs, spécialistes en IT et en PR), végétariens, rasta, étudiants appartenant à des groupes amicaux et thématiques (y compris des groupes d’étudiants de ma fac portant des pancartes), supporteurs de foot au-delà des firms combatifs et fortement hiérarchisés, membres des cercles amateurs, aspirants musiciens rock et hard, entrepreneurs. Tous ceux, bien évidemment, aux côtés des militants de l’extrême gauche, de l’extrême droite, des libertariens et des représentants des partis qui ont » perdu » suite à la fraude électorale.
Bref, il n’y avait pas d’un » centre constitutif » de la manif, ni des représentants reconnus sans concessions par les manifestants eux-mêmes. En plus, une belle partie des participants présent sur place ont exprimé des avis sceptiques, sinon bien plus négatifs, envers certains intervenants sur scène représentant l’opposition » officielle » (comme Nemtsov, Goudkov, Ryjkov, Iavlinsky), qui se sont régulièrement révélés opportunistes et peu fiables dans leurs courses d’obstacles vers le Kremlin. Ce n’était pas un hasard car l’initiative de protester contre la fraude n’est pas arrivée de la part de l’opposition ni en 2007 (législatives), ni en 2004 (présidentielles). Cette fois-ci, l’appel à l’action n’appartenait non plus à l’opposition » officielle «. La mobilisation s’est cristallisée dans une construction graduelle, bouclée dans le jeu des nuances et des reflets, et entretenue par des gens qui n’avaient pas eu des ambitions politiques, y compris ceux qui appartiennent aux people ou aux » élites » de blogs représentant les modèles de goûts et des styles de vie. Non plus eux seuls et surtout pas eux pour premiers ont ouvert la piste.
Dans le mois de préparation aux élections et au moment même, un nombre important d’associations et de personnes » civiles «, sans aucune appartenance aux partis, se sont rendues en tant qu’observateurs pour contrôler la votation. A la date des élections, le 4 décembre, et dans les deux jours suivants, elles ont publié sur Internet une échantillon très importante et choquante de vidéos et de témoignages dénonçant les fraudes et les violations contre la procédure. Cela a remonté immédiatement la colère et l’envie d’agir parmi beaucoup de ceux qui sont allés voter surtout pour punir le parti monopoliste, celui de Putin et Medvedev.
Un groupe d’alliés tactiques provenant de l’opposition politique relativement marginalisée (Solidarnost et le Front de gauche) a déposé une demande pour la manif peu avant la date des élections. Ils n’avait aucun pressentiment de la mobilisation spontanée massive et ont demandé, comme d’habitude, une place pour 300 (trois cent) manifestants, proche au Kremlin. Ce qui est arrivé ensuite, le jour même des élections, a dépassé toutes les attentes les plus osées. Le mot d’ordre » manifestation » sonné dans l’air, n’a été qu’un prétexte pour milliers de personnes à exprimer le sentiment dominant de méfiance contre le jeu électoral explicitement indigne.
De retour au 10 décembre, il faut mentionner la reculade disciplinée des autorités devant la multitude urbaine, cette présence dans la rue des dizaines de milles des participants, aussi politiquement divers que socialement dispersés. Un pas tactique bien réussit : non seulement il a coupé en partie la rage des manifestants, les intervenants et les manifestants ont remercié continûment la police pour leur conduite correcte et rassurante. Une chose difficile à croire, quant au contrôle sur l’espace urbain à Moscou, surtout selon l’expérience des » accords verbaux » avec la mairie pour le défilé antifasciste du 19 janvier (qui chaque fois, dans les deux derniers ans, a réuni 1200-1500 participants) et certains autres, c’est la non-intervention quasi totale de la police même pour la longue marche entre le premier lieu de rassemblement (ploschad’ Revolucii — la Place de Révolution) et le point finalement accordé (Bolotnaia ploschad’ — la Place de Marécage).
Il y avait pas mal de suspense négatif lié à ce détournement du trajet annoncé, rangé par les représentants de l’opposition » officiel » à la dernière minute et dans les dos des dépositaires de la demande légale. Nous étions tous assez inquiets pour la » souricière » dans une île qu’on a reçu au lieu de la place de manœuvre. Pourtant les » garanties » obtenues de la mairie par des organisateurs formels, lors leurs négociations pour un passage tranquille entre les deux places, ont été respectées. Je dirai même que la police et l’armée ont été amicales, à la mesure du possible, avec les manifestants et les passagers. Ils ne se sont pas empêché de nous répondre à des questions ou à des remarques non-agressives et avaient l’air plutôt content (sourires et rires), probablement parce que, cette fois-ci, ils étaient délivrés de l’obligation de casser les têtes aux gens. Selon les informations disponibles, il n’y avait pas une seule interpellation durant les 4h de la mobilisation.
Cette transfiguration des policiers habituellement méchants en policiers-citoyens, ne peut pas cacher derrière l’ordre un désir impérieux des autorités non autant d’apaiser la mobilisation que la laisser se porter à une extrémité afin d’avoir un prétexte d’employer la force et d’accuser les gens de ne pas pouvoir se gouverner. Pourtant à la place d’une foule criminelle, le 10 décembre, un défilé bourgeois discret et prudent s’est présenté.
Pour compléter cette image inhabituelle pour Moscou, je dirai que la présence de la police dans l’espace même de la manif a été minime. La manif s’est auto-gérée très bien, malgré le voisinage des adversaires politiques côte à côte : à voir les photos des drapeaux superposés anarchistes/antifa, libéraux/libertariens et nationalistes/néonazis. Une fois qu’un provocateur a été saisi par les gens eux-mêmes (il a déchiré la carte de presse d’un journaliste, et semble-t-il ce n’étaient pas des militants qui l’ont rattrapé), il fallait attendre l’arrivée d’un policier solitaire, ce qui a pris 3-4 minutes, afin de convoyer le provocateur vers la périphérie de la manif.
Enfin, c’était un moment fort et tranquille en même temps. Les autorités de Moscou et du Kremlin, pour la première fois depuis 11 ans, se sont montrées plutôt » molles » , prêtes à négocier et laisser aux gens à suivre leur choix : une mobilisation cadrée et légère ou une agitation plutôt violente. Le public moscovite a choisi le premier. C’était un moment de la reconstitution de la bourgeoisie urbaine (dans son sens historique et non néo-libéral) où les gens d’un certain niveau de formation et d’aisance (mais pas forcement), qui exercent surtout des activités autonomes ou communales, ont retrouvé publiquement leur dignité sur la scène urbaine, celui-ci qu’ils ont commencé d’acquérir dans leurs expériences de fréquentation des cafés, des voyages touristiques à l’étranger, des loisirs partagés, voire consuméristes, dans des lieux communs de la ville, etc. Plus qu’une lutte contre les inégalités, c’était une exigence pour l’auto-réalisation et pour la vie sociale autonome. Un moment de la normalisation bourgeoise.
On pourrait observer une susceptibilité aux thèmes sociaux, mais cette attention ne s’appuyait pas sur une sensibilité » rouge «, ni soviétique, ni d’extrême gauche. Elle partait surtout d’un désaccord avec des excès de la politique néo-libérale, comme des projets d’abandon de la formation publique gratuite ou la montée importante des frais médicaux. Pourtant la désapprobation des slogans référant à la révolution a été très sentie sur place (y compris pour la peur très explicite de la dégradation de la manif à la violence) et dans les réactions postérieures. On verra la réponse des autorités dans les semaines qui suivent, ce qui sera surement pas aussi positive et facile que l’air de la manif. Le président Medvedev a prononcé sa réponse formelle du désaccord, mais, dans cet espace de l’incertitude et des manœuvres réouvert par la mobilisation citoyenne, les propos politiques perdent beaucoup d’importance. Ce sont les actes de force ou la résiliation de la violence qui s’avèrent être décisifs.
Une tendance regrettable, déjà lors de la manif même, consistait dans des tentatives de s’approprier de la mobilisation spontanée par certains intervenants » politiques » qui visent le Parlement ou le Kremlin. Ensemble avec les réélections, ils cherchent à focaliser l’attention publique sur eux-mêmes comme les leaders du » printemps russe «. A part cela, afin de se légitimer devant toutes les forces politiques, les organisateurs ont laissé la parole à un représentant de l’extrême droite, un certain Krylov, qui est assez fantasque en tant que nationaliste mais qui a cherché tout de même à gagner des points devant les supporteurs de la » révolution des russes » (contre les allogènes). On l’a sifflé et on a coupé son discours en scandant » Réélections ! » Mais ces gestes des organisateurs révèlent un opportunisme quasi inévitable, vu le self-empowerment citoyen aussi rare et faible que dans ces dernières années. Il reste à espérer que la commercialisation politique de cette montée citoyenne ne va pas se passer trop vite, et que la » loi de fer d’oligarchie » formulée par Robert Michels va tarder à entrer en vigueur.
UPD: Une version élargie de cet article a été publiée dans la revue Mouvements, le 12 janvier 2012.